
Appel à communication
Journée d'études à Sorbonne Université : Apprendre la guerre : entre théorie et pratique (XVIe-XXIe siècles). Propositions à envoyer avant le 22 juin.
Argumentaire
« Comme l’étude de la guerre demande du tems, du travail, & de l’application, il se trouve bien des gens, qui, pour en éluder les difficultés, prétendent que cette étude n’est point nécessaire, & que la pratique peut seule apprendre l’art de la guerre »[1]. La lumière que voulaient porter les rédacteurs de l’Encyclopédie sur le monde incluait la guerre, qui se devait d’être un « art » plutôt qu’une succession d’expériences périssables et de routines engourdies ; car ajoutait Guillaume Le Blond dans le même article « l’étude de l’art de la guerre peut tenir lieu d’expérience, mais d’une expérience de tous les siècles ». Ce raisonnement en forme de plaidoyer souligne en creux la vivacité au XVIIIe siècle d’un débat intemporel : comment apprendre la guerre ? La guerre est-elle sa propre école ? Comment anticiper l’imprévisible ?
Au moment où écrit Le Blond, le principe de l’école royale militaire essaime dans toute l’Europe, qu’il s’agisse d’institutions destinées à former les officiers de terre[2] ou les gardes de la marine[3]. Mais ce modèle qui s’est imposé au XIXe siècle n’avait rien d’évident comme le montre la précarité de ses fondations en France : compagnies de cadets (1682-1696 ; 1726-1733), école royale de marine du Havre (1773-1775), réforme (1776) puis suppression de l’école militaire (1788). De fait, des établissements d’apprentissage de l’équitation et de l’escrime existaient bien avant le XVIIIe siècle mais ils enseignaient bien peu la guerre elle-même, qui ne s’apprenait qu’en se faisant, en intégrant très jeune un régiment ou un vaisseau auprès d’un protecteur. Longtemps, sous-officiers ou officiers mariniers n’ont été que des soldats ou matelots aguerris : leur seule formation était l’expérience. S’agissant des officiers supérieurs, les principes de leur formation à l’époque moderne ont longtemps été traversés par une question : « la mer ou l’école ? »[4]. Si la Royal Navy préféra la première à la seconde, l’État monarchique français, quant à lui, mit l’accent sur le volet théorique de la formation des officiers, et notamment sur les connaissances hydrographiques[5]. La théorie et la pratique apparaissent ainsi comme deux aspects conflictuels de la formation du militaire. Leur rôle dans l’apprentissage de la guerre a varié selon les époques, les armées ou la place des hommes à former dans la hiérarchie.
Pour les hommes du rang, l’apprentissage de la guerre passait bien entendu par la pratique. Par le drill, et les exercices au sein des camps de manœuvre[6], les soldats du siècle des Lumières intégraient un ensemble de réflexes qui devaient leur permettre d’exécuter avec précision les ordres de leurs officiers. Cette culture de l’entraînement a perduré en se perfectionnant aux époques ultérieures[7]. Mais comme le note Jean Chagniot « le combat n’est pas la simple réédition des manœuvres »[8]. Il impose aux commandants d’affronter l’imprévu, d’improviser et il constitue en lui-même une école de la guerre. Cet apprentissage à travers l’expérience du feu a rarement été exploré par la littérature et de façon plus générale l’apprentissage « extra-scolaire » de la guerre semble être un angle mort de l’historiographie alors même que les guerres sont particulièrement fertiles en expérience et en mérite[9]. Ainsi, dans les corps d’élite, c’est l’expérience du combat qui permet de préserver le talent des troupes et leur réputation[10].
La bataille met aussi à l’épreuve les connaissances théoriques des officiers, savamment acquises dans les livres et les écoles militaires. Quand bien même auraient-ils poussé la connaissance de la poliorcétique et de la géométrie à la perfection, une fois rendus sur le champ de bataille « la réponse du canon de l'ennemi dérange furieusement les rayons visuels. Adieu la géométrie des yeux ! »[11]. Les traités sur l’art de la guerre à l’époque moderne, puisent souvent leurs exemples dans l’Antiquité ce qui pose la question de l’obsolescence des connaissances sur la guerre, que la pratique seule permet de réactualiser. Cependant, comment faire lorsque la force armée, ou une de ses composantes, n’est pas utilisée pendant une longue période, pour maintenir les bénéfices de cette expérience combattante si on s’appuie sur la seule pratique[12] ? Les institutions consacrées à la formation militaire ont pu, ici, apparaître comme une solution.
Néanmoins, la tension entre théorie et pratique de la guerre n’a pas été résolue par la prospérité des écoles militaires aux époques ultérieures : « Suffit-il à un général d’avoir lu, étudié, compris même toutes les campagnes modernes pour être à son tour capable de commander une armée ? » écrit en 1906 le jeune capitaine Gamelin[13]. Le renouvellement des études militaires depuis plusieurs années n’a pas négligé l’histoire de la formation[14], même si de nombreuses lacunes subsistent notamment sur les officiers mariniers ou encore les hommes du rang, matelots et soldats. Plusieurs études d’histoire contemporaine ont souligné la malléabilité de ces établissements où la lecture du présent et la supputation du futur appellent des changements permanents[15]. Au sein de ces écoles militaires, l’analyse de l’expérience de guerre permet d’affiner la pensée tactique et stratégique. Cependant, dans un système où la formation est continue avec l’instauration des écoles d’état-major ou avec la multiplication des brevets de spécialité, les armées peinent encore à articuler théorie et pratique selon les stades des carrières des officiers mais aussi des sous-officiers et des hommes du rang.
Cette confrontation entre la théorie et la pratique dans l’apprentissage de la guerre sera au cœur de cette journée d’études dont l’objet n’est ni l’histoire de l’éducation militaire ni celle de l’expérience combattante mais bien plutôt la rencontre des deux. L’ambigüité du verbe apprendre permet à dessein d’entendre l’apprentissage comme une expérience et comme une formation, étant entendu que la formation ne sert théoriquement qu’à l’expérience et que l’expérience n’a pas toujours eu le temps de la formation. On comprendra donc bien le verbe apprendre sous sa forme transitive (enseigner la guerre) et sous sa forme intransitive (apprendre la guerre en la faisant) de sorte que le lien entre les deux soit particulièrement mis en lumière. On pourra aussi jouer sur les différences d’échelle en prenant en compte des formes d’apprentissage collective ou personnelle, expérimentale ou massive, savante ou pragmatique. L’important sera de bien ancrer cette didactique dans des pratiques de la guerre. Les organisateurs veilleront à respecter un équilibre thématique et chronologique des contributions de façon à bénéficier de l’éclairage des forces armées dans leur diversité.
Modalités de contribution
Plusieurs axes pourront être explorés par les contributions proposées, sans être exclusifs :
- L’influence de l’expérience de guerre sur l’évolution des doctrines militaires et sa traduction théorique dans les traités. Comment transformer une expérience subjective du combat en discours à portée générale ? Peut-on théoriser l’imprévu ? Quelles limites les connaissances théoriques peuvent-elles rencontrer face à la réalité de l’expérience ?
- La place de l’expérience de guerre dans les formations dispensées dans les écoles militaires. Avant la généralisation des retours d’expérience, quelle place les institutions académiques ont-elles accordé à l’expérience des combattants ? Quelles formes prend cette transmission de l’expérience du combat ?
- Les connaissances nécessaires à la pratique de la guerre et leurs évolutions. Tir, escrime, équitation, nautisme, cartographie, géométrie… Quelles compétences considère-t-on comme utiles à la pratique de la guerre ? Comment les développe-t-on ?
Les frais de déplacement et d’hébergement des participants pourront être pris en charge, en partie ou en totalité, par les organisateurs, dans la mesure des moyens dont ils disposeront. Les communicants sont toutefois invités à solliciter un financement de la part de leur unité de recherche. Cette première rencontre sera suivie d’une seconde journée d’études plus spécifiquement consacrée aux évolutions de la formation militaire en temps de crise et de changement.
La journée d’études aura lieu en octobre 2025 à Sorbonne Université.
Les propositions de communication (titre et résumé de 300 mots environ, notice biographique) sont à envoyer à l’adresse suivante : je.apprendrelaguerre@gmail.com avant le 22 juin 2025.
Comité d’organisation
Baptistine Airiau-Bomont (Sorbonne Université)
Grégoire Barou (Sorbonne Université)
Clément Monseigne (Université Bordeaux Montaigne)
Comité scientifique
Olivier Chaline (Sorbonne Université)
Jean-Marie Kowalski (Sorbonne Université / École navale)
Caroline Le Mao (Université Bordeaux Montaigne)
Notes
[1] Guillaume Le Blond, « GUERRE, sub. f. (Art milit. & Hist.) » in Jean Le Rond d’Alembert et Denis Diderot (éd.), Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson, 1751-1765, t. VII, p. 987.
[2] Saint-Pétersbourg en 1731, Paris en 1751, Wiener Neustadt en 1752, Berlin en 1765, Sandhurst en 1799, sans parler des académies pour le génie ou l’artillerie apparue au début du XVIIIe siècle.
[3] Carlos Boutet, « La fundación de la Compañía de Guardias Marinas de Cádiz en 1717 », Revista de Historia Naval, no 139, 2017, pp. 9-38 ; Michel Vergé-Franceschi, « Une jeunesse militaire sous Louis XIV : les gardes de la marine », dans : Christine Bouneau et Caroline Le Mao (dir.), Jeunesse(s) et élites, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 295-309.
[4] Olivier Chaline, Apprendre la mer, Paris, Flammarion, 2022, p. 38.
[5] Olivier Chaline, La mer et la France : quand les Bourbons voulaient dominer les océans, Paris, Flammarion, 2016, p. 70-73 ; Olivier Chapuis, À la mer comme au ciel : Beautemps-Beaupré & la naissance de l’hydrographie moderne, 1700-1850, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1999, p. 175-185.
[6] Arnaud Guinier, L’honneur du soldat : éthique martiale et discipline guerrière dans la France des Lumières (1748-1789), Ceyzérieu, Champ Vallon, p. 107-210 ; J. A. Houlding, Fit for Service: The Training of the British Army, 1715–1795, Oxford, Oxford University Press, 1981.
[7] Aurélien Conraux, L’école d’application de cavalerie de Saumur (1814-1914), thèse d’histoire, EPHE, 2002 ; Annie Crépin, Histoire de la conscription, Paris, Gallimard, 2009 ; Mathieu Marly, Distinguer et soumettre, une histoire sociale de l’armée française (1872-1914), Rennes, PUR, 2019.
[8] Jean Chagniot, Guerre et société à l’époque moderne, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 334.
[9] Christian Benoît, Les officiers français de la Grande Guerre (1914-1918), Paris, SOTECA, 2019.
[10] Chez les tercios par exemple, cf. Fernando González de León, The Road to Rocroi: Class, Culture and Command in the Spanish Army of Flanders, 1567-1659, Leyde – Boston, Brill, 2009 ; ou chez les Gardes Françaises qui internalisent à leur « dépôt » la formation des recrues.
[11] Charles Joseph de Ligne, Préjugés militaires par un officier autrichien, tome 1, Kralovelotha [s. n.], 1783, p. 43.
[12] Cette question se pose par exemple pour la marine française entre la guerre de Crimée et la Première Guerre mondiale. Son nombre d’engagements est assez limité et toujours dans des proportions moindres que les grands affrontements prévus par les manuels de stratégie. Dans une autre mesure, l’armée de terre est aussi confrontée à cela au XIXe siècle puisque les guerres menées outre-mer sont assez différentes des combats qu’elle aurait à conduire en cas d’attaques sur le sol français.
[13] Maurice-Gustave Gamelin, Étude philosophique sur l'art de la guerre, Paris, Chapelot, 1906, p. 3.
[14] Michel Vergé-Franceschi, Marine et éducation sous l'Ancien Régime, Paris, CNRS, 1991 ; Jean Chagniot, « La formation des officiers à la fin de l’Ancien Régime », Revue Historique des Armées, 228 : « L'enseignement militaire », 2002, p. 3-10 ; Gregory C. Kennedy, Keith Neilson (dir.), Military Education: Past, Present, and Future, Westport, Praeger, 2002 ; Douglas E. Denaley, Robert C. Engen, Meghan Fitzpatrick (dir.), Military Education and the British Empire, 1815-1949, Vancouver, UBC Press, 2018 ; Haroldo A. Guízar, The École Royale Militaire: Noble Education, Institutional Innovation, and Royal Charity, 1750-1788, Cham, Palgrave Macmillan, 2020.
[15] Bernard Boëne, Thierry Nogues, Saïd Haddad, À missions nouvelles des armées, formations nouvelles des officiers des armes ? Enquête sur l'adaptation de la formation initiale des officiers des armes aux missions d'après-guerre froide et à la professionnalisation, Paris, Centre d'études en sciences sociales de la défense, 2001 ; Yves Tremblay, Instruire une armée: les officiers canadiens et la guerre moderne, 1919-1944, Outremont, Athéna, 2007 ; Robert T. Foley, « Dumb donkeys or cunning foxes? Learning in the British and German armies during the Great War » in International Affairs, 90, 2014, p. 279-298 ; Odile Roynette, Bons pour le service, La caserne à la fin du XIXe siècle, Paris, Belin, 2017 ; Jean-Marie Kowalski, « 1937-1990 : former et diplômer les officiers de Marine issus de l’École navale », Revue d’Histoire Maritime, n°30, 2021, p. 189-211 ; Morgane Barey, Enseigner la guerre : Former les chefs – 1918-1945, Paris, Perrin, 2024.